Comment le nucléaire…

Comment le nucléaire peut causer notre perte

23/10/2016 | 13h18
Des activistes de l’organisation écologique Greenpeace, sensibilisant sur les dangers de l’industries nucléaires, le 25 août 2015 à Pretoria (Afrique du Sud). © MUJAHID SAFODIEN / AFP

Le nucléaire n’est pas un eldorado, mais une bombe à retardement, assure Jean Songe. Ancien auteur de polar, il publie une enquête effroyable et tragique, dénonçant l’extrême dangerosité de nos centrales nucléaires. Chronique.

Norikazu Otsuka, présentateur vedette de la télévision japonaise, se croyait invincible. La catastrophe de Fukushima lui a prouvé le contraire. Basé à Tokyo, il n’a pas été immédiatement touché par l’accident nucléaire, en mars 2011. Il n’était pas sur les lieux, mais il a voulu montrer sa solidarité aux victimes, en mangeant des aliments venant de Fukushima. Mal lui en a pris. Les particules radioactives, même à faible dose, sont loin d’être inoffensives. Diagnostiqué d’une leucémie aiguë fin octobre, Otstuka a été contraint de se retirer de ses fonctions, et a disparu de l’écran le mois suivant.

Son histoire n’est pas anodine. Comme la plupart d’entre nous, Otsuka n’était pas conscient des effets de la radioactivité. Et de sa dangerosité extrême. Entre dramatique insouciance et tragique ignorance, il croyait à un nucléaire sous contrôle, serein – même après la catastrophe de Tchernobyl, et celle de Fukushima. Otsuka oubliait qu’un accident nucléaire n’est comparable à aucun autre. L’industrie nucléaire est une “exception industrielle”, assure Jean Songe, dans son livre-enquête Ma vie atomique (Calmann-Lévy), paru le 19 octobre.

S’il est connu pour être auteur de polar, Songe signe ce mois-ci un essai d’actualité, grave et effroyable. En décrivant objectivement les travers de notre monde nucléarisé, il n’abandonne pas totalement l’univers de ses romans noirs. Car le nucléaire pourrait causer notre perte, affirme-t-il. Ancien journaliste sans carte de presse, il confesse être “extra-lucide”. A ce titre, il livre un manifeste contre le nucléaire, révolté et sans concession. Avec une liberté de ton indéniable, il fournit une étude fouillée et détaillée du nucléaire civil, et de ses risques.

Les réacteurs nucléaires, des bombes à retardement

S’il rejoint les idées de George Orwell – qui craignait un nouveau désastre mondial après la deuxième guerre mondiale – Songe est sûrement plus réaliste que pessimiste. Contrairement à 1984, son livre ne traite pas de science-fiction. Il dépeint plutôt une réalité dérangeante, effrayante, affolante. D’après lui, les réacteurs nucléaires que nos politiques chérissent tant ne seraient pas une bénédiction. Ils seraient plutôt des bombes à retardement.

Selon Etienne Ghys, directeur de recherche au CNRS cité par l’auteur, il y a 72 % de chances qu’il y ait un accident nucléaire majeur en Europe dans les trente prochaines années. “La question n’est plus de savoir s’il y aura un accident nucléaire grave en France, mais quand et où”, avait même glissé un cadre dirigeant d’EDF au journaliste Thierry Gadault, en octobre 2013.

“Réveiller les endormis”

Mais en matière de nucléaire, nous avons les yeux bandés. Beaucoup d’entre nous ne sont pas conscients du danger imminent du nucléaire civil. Ni Tchernobyl ni Fukushima n’a “réveillé les endormis”, regrette Jean Songe. Lui ambitionne de réaliser cet exploit. Pendant 300 pages, il sensibilise inlassablement le lecteur, et convainc peu à peu l’ignorant.

Bien qu’il soit écrivain, il n’a pas écrit ce livre uniquement pour le plaisir d’écrire. Tout seul, il ne peut lutter contre l’industrie nucléaire. Mais avec sa plume, il espère être plus armé. “Le rôle de l’écrivain n’est pas d’écrire sur le côté aimable, ou difficile, des choses, mais sur leur côté inimaginable”, note-t-il. Surtout que lui non plus n’avait imaginé que les centrales nucléaires françaises puissent être si dangereuses.

Le récit d’une prise de conscience

Jean Songe est comme beaucoup d’entre nous. Il ne s’était jamais vraiment soucié des centrales nucléaires qui pullulent en France – et en font le pays le plus nucléarisé au monde par rapport à sa population, avec 58 réacteurs pour 66 millions d’habitants. Mais après trente années passées dans la région parisienne, l’auteur et sa famille ont déménagé pour s’envoler vers le Sud-Ouest, loin de toute pollution, pensait-il. En réalité, ils se sont installés – comme cinq millions de Français – à moins de 30 km d’une centrale nucléaire. Le Dragon [le réacteur de Golfech] ronflait à 17 km à vol d’oiseau de la petite ville radieuse” où ils avaient élu domicile, écrit-il.

Pendant quinze ans, jusqu’en 2013, Jean Songe n’était pas dérangé par “le Dragon”. Jusqu’à ce qu’il se renseigne davantage sur la centrale nucléaire près de chez lui, et commence à avoir peur pour ses filles, raconte-t-il. Tout au long de son livre, il relate nombre d’études prouvant le mutisme et la confusion des industries nucléaires.

“Briser le mythe de l’eldorado nucléaire”

Dans son essai, Jean Songe dresse le portrait d’industries nucléaires qui avancent d’après lui les yeux fermés dans la voie du nucléaire. En tâtonnant, en pariant, sans trop s’empêtrer dans des calculs rationnels. Elles croient dur comme fer au mythe de l’eldorado nucléaire, et ne se soucient pas des potentielles victimes d’un accident nucléaire. Après la catastrophe de Tchernobyl comme celle de Fukushima, la suprématie du nucléaire en France n’a jamais été remise en question.

Depuis le choc pétrolier de 1973, la France s’est engagée à corps perdu dans le plan “tout électrique, tout nucléaire”, au nom du besoin d’indépendance énergétique – alors que l’uranium est désormais fourni majoritairement par des puissances étrangères. En France, le nucléaire est roi, et les énergies renouvelables sont reléguées au second rang, voire au dernier. Elles ont reçues moins de 2 % des sommes attribuées à la recherche entre 1985 et 2002. Et la loi sur la transition énergétique votée en juillet 2015 ne détrône pas le nucléaire – il devra désormais fournir 60 % de la consommation électique, contre 40 % pour les énergies renouvelables.

Le nucléaire, un dangereux pari sur l’avenir

Pourtant, les énergies renouvelables mériteraient davantage d’intérêt, clame l’auteur. Après Tchernobyl et Fukushima, lui fait l’éloge du principe de précaution, qui devrait conduire la France à renoncer au nucléaire – comme l’avait fait l’Italie après la catastrophe de Tchernobyl, en 1986. La gestion des risques dans les réacteurs nucléaires vieillissants et défaillants n’est pas à la hauteur, s’inquiète-t-il, à renfort de nombreuses études. Sans oublier que plus d’un tiers de nos centrales sont dans une zone sismique.

Mais pour l’ancienne dirigeante d’Areva Anne Lauvergeon, nul besoin de s’affoler. Trois jours après le début de la catastrophe de Fukushima, elle assurait“c’est une catastrophe naturelle, pas nucléaire, qui se déroule au Japon.” Les accidents nucléaires sont toujours des exceptions, et ne pointent aucune faille, argue-t-elle.

“La radioactivité et ses particules nous assiégent”

Au fil des pages, Jean Songe ne cesse de dénoncer des industries nucléaires verrouillées et entêtées, qui surfent sur l’incertitude. Comme Tepco ou Areva, elles souffrent d’un tragique excès de confiance, en elles et en la technologie. Elles promettent tout maîtriser. Fukushima a prouvé le contraire, et cet accident n’avait pas que des causes naturelles, démontre l’auteur.

En attendant, d’après Jean Songe, un accident nucléaire serait une douche froide pour l’hexagone. Ce serait “la pire catastrophe qui puisse nous arriver, qui atteindrait la moitié du PIB français”, relate-t-il avec précision. Sans compter le coût du démantèlement du parc nucléaire français – démantèlement qui devra être effectué un jour ou l’autre.

D’après un cabinet d’audit nommé par le ministère de l’Économie allemand, démanteler un réacteur coûterait 4 milliards d’euros, note Jean Songe. “Transposé au parc nucléaire français, le coût du démantèlement de nos 58 réacteurs est de 232 milliards d’euros“.

“Le passé est devant nous, le futur dans notre dos”

A cause des déchets nucléaires, qui restent radioactifs pendant des milliers d’années, le choix du nucléaire est un fardeau immense pour les générations futures, affirme Jean Songe. Imaginez que les Égyptiens aient stocké du nucléaire, aujourd’hui qui s’en occuperait ?”, s’interroge l’astrophysicien Hubert Reeves, cité par l’auteur. Si l’on ne tire pas de leçons du passé et de ses catastrophes nucléaires, notre passé (et notre présent nucléaire) nous pourchassera, nous handicapera, et nous volera notre futur, s’alarme Jean Songe.

“Le passé est devant nous et le futur dans notre dos, regrette-t-il. On fait face aux installations nucléaires, elles appartiennent au passé ; et leur futur est bien dans notre dos.”

Contaminée au plutonium, Tchernobyl n’a plus de futur, et est hantée par son passé. La ville est inhabitable pour au moins 20 000 ans, “une éternité à l’échelle humaine”, juge Songe.

Le pathos, ou la dernière arme 

Si Jean Songe étaye son essai avec de nombreuses études et beaucoup de chiffres, il cède à l’émotion à la fin de son récit, en ayant recours au pathos, sa dernière arme pour convaincre le lecteur. Car, avant tout, le nucléaire coûte des vies humaines. Entre leucémies, cancers de la thyroïde précoces chez des enfants, cancers tout court, malformations, le nucléaire fait des victimes, qu’elles vivent dans un territoire contaminé, ou à proximité d’une centrale.

Alors Jean Songe oblige le lecteur à se mettre à la place de ces personnes, dont le sort est souvent invisibilisé par les chiffres.Pour se soucier du sort des autres, il faut prendre conscience que ce qu’il leur arrive ne nous est pas étranger, que nous sommes aussi à la merci d’un malheur identique”, justifie-il. 

Pour une victime d’irradiation, il n’y a aucun traitement médical, rappelle Songe, avant d’évoquer le cas d’Anatoli Saragovietz. Liquidateur lors de la catastrophe de Tchernobyl, ce dernier est intervenu immédiatement après l’accident. Un acte qui lui a coûté sa vie, et sa dignité humaine, relate l’auteur, citant la femme du liquidateur :

Il est resté couché 6 mois, après quoi il s’est décomposé vivant. Tous ses tissus ont commencé à se décomposer, au point que les os iliaques étaient visibles. […] Le dos tout entier, les os étaient à nu. L’os de l’articulation du fémur pouvait être touché avec la main. J’introduisais ma main couverte d’un gant, et je désinfectais l’os. J’extrayais de là des résidus d’os qui s’en allaient, de l’os décomposé, pourri.’”

“Devenir un déchet”

Anatoli Saragovietz n’aurait même pas dû être approché par sa femme pendant son agonie. A l’épouse d’un pompier de Tchernobyl irradié, les médecins avaient assuré : Ce n’est plus votre mari, l’homme aimé qui se trouve devant vous, mais un objet radioactif avec un fort coefficient de contamination”

L’homme avait été changé en réacteur nucléaire, il brûlait de l’intérieur et contaminait tout ce qui l’entourait, interprète l’auteur. Son cadavre a fini dans un cercueil blindé. Avant cet avènement, seul le nazisme avait pu transformer un homme en objet. Je ne connais pas d’autre exemple de la dépossession de son humanité. […] Ce que n’avait pas réussi à accomplir en totalité l’ère moderne, le nucléaire l’a achevé : transformer un être humain en un objet. Et pas n’importe quel objet, un objet radioactif, un objet dangereux, un déchet ultime.

Si Jean Songe réussit à “réveiller les esprits” sur le péril inédit que représente le nucléaire, il crain[t] peut-être qu’on n’écoute pas ce qu'[il a] à dire”, qu’il y ait trop de morts symboliques, ou une catastrophe, avant d’envisager finalement une sortie du nucléaire.

Une extrême minorité toute puissante

En militant académiquement pour un démantèlement des centrales nucléaires, l’auteur ne s’attaque pas à n’importe qui. Face à lui, des industries nucléaires toutes puissantes. Elles ont bien plus de pouvoir que les décideurs politiques eux-mêmes, handicapés par leur manque de connaissance criant sur l’énergie atomique.

Le secteur nucléaire est une niche, accaparée par des acteurs privés comme EDF ou Areva. Ces organisations ont presque tous les droits, car elles sont les seules à détenir le savoir sur l’atome.

“L’immense pouvoir que représente la maîtrise de l’énergie dans nos sociétés développées se retrouve entre les mains d’une technostructure qui n’a de comptes à rendre à personne, d’une extrême minorité qui perpétue son pouvoir en occupant tous les postes-clés : autorités de contrôle comme l’ASN (Autorité de sûreté nucléaire), industriels (Areva, EDF), ministères, enseignement supérieur. “, note le journaliste Samuel Gontier.

Plutôt que le désespoir, la révolte

Pour autant, à la lecture du livre de Jean Songe, personne ne semble vraiment contrôler les centrales nucléaires. Si les politiques sont incompétents, les ingénieurs des Mines en charge de la direction des centrales nucléaires ne peuvent les contrôler dans leur globalité. Pour des raisons de prudence, aucun d’eux ne doit maîtriser la chaîne de A à Z”, rappelle Songe.

Sa peur exacerbée du nucléaire fait écho à l’impuissance tragique des hommes, face à des centrales nucléaires qui leur échapperont un jour ou l’autre. Mais au lieu de sombrer dans le désespoir, Jean Songe a choisi de se révolter. De crier sur tous les toits que le nucléaire est une dramatique imposture, pour soulever les foules. Le dessein de Jean Songe est louable, mais ambitieux. Il y a plus d’un siècle, Mark Twain affirmait : “il est plus facile de tromper les gens que de les convaincre qu’ils ont été trompés”.

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