FUKUSHIMA : les gitans du nucléaire…

FUKUSHIMA : les gitans du nucléaire et autres sacrifiés

30/03/2016

Les « humains jetables », ce sont tout particulièrement ces travailleurs de la centrale, jusqu’à « 42 500 ouvriers (1), tableaux chiffrés et relevés datés à l’appui », émanant des autorités japonaises. La centrale est bien sûr celle de Fukushima, qui a semé la désolation dans cette préfecture au nord de Tokyo, sur la côte est de Tohoku, ravagée par le tsunami du 11 mars 2011. « La désolation », titre du remarquable livre du journaliste Arnaud Vaulerin (2). Aucun ouvrage ne s’était penché jusqu’à présent avec autant d’humanité sur ces hommes (quasiment pas de femmes) dont nous avions seulement pu croiser quelques-uns, en juin 2015, quand nous nous étions rendus sur les lieux, pour visiter la centrale. Nous leur avions trouvé « le regard fermé, les visages fatigués, voire épuisés ».  Et avions précisé, qu’à notre grand regret, il n’était pas possible de leur parler – barrière de la langue, mais aussi dispositif de groupe international de journalistes n’autorisant que peu voire aucun dialogue…

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C’est justement ce à quoi s’est attaché le correspondant au Japon du journal Libération : trouver des interlocuteurs. Et patienter avant qu’ils n’osent parler. Peur de la dénonciation du voisin – ainsi, Sanny, « paniqué à l’idée d’être identifié [qui] pèse chaque mot et prend mille précautions qui confinent parfois à de la paranoïa » ;  peur de perdre son travail « certains travailleurs sont embauchés puis jetés dès qu’ils s’expriment ou qu’ils franchissent la limite des 20 millisieverts (3)», dit le syndicaliste Takeshi Katsura au journaliste ; peur de perdre la face, défiance vis-à-vis de l’intrus, facilement reconnaissable comme gaijin, étranger… Il a fallu une solide persévérance, au fil d’au moins trois ou quatre ans d’approche, pour que le journaliste (avec son interprète Ryusuke Murata « précieux compagnon de voyage ») puisse redonner corps et âme à ces invisibles. A ceux qui « n’ont pas de voix, pas de visage, pas de nom, pas le droit de parler et donc pas de mérite, ni de reconnaissance ».

« On gagne quoi à vous parler ? Rien à part des problèmes », lui avait décoché l’un d’eux. Sur le moment, écrit Arnaud Vaulerin , il n’avait pas « trouvé la formule qui le fasse changer d’avis ». Ils sont environ 7500 à 8000 sur les lieux aujourd’hui, mais c’est grâce à une poignée d’entre eux que se lève un peu le voile sur leur condition. Ici, pas de sensationnalisme, pas d’amalgame avec les « liquidateurs » de Tchernobyl soumis à des doses de radioactivité rapidement fatales.  Mais l’exposé réaliste d’une situation qui va durer pendant des décennies, dans cette centrale que l’on appelle plus familièrement « Ichi efu » (c’est-à-dire 1F). Le drame se joue ici, lors d’un travail de Sisyphe ou presque, dans une exposition à des doses répétées de radiations invisibles, dans un environnement devenu hostile. On y découvre Yukio Shirahige, « technicien de 65 ans […] qui a commencé en 1979 à la centrale de Fukushima-daiichi par des opérations de décontamination » et qui, aujourd’hui, s’est en quelque sorte « assigné la mission de ’’réparer la situation’’ ». Il y a « l’atypique Saburo Kitajima […] activiste antinucléaire [qui ne voulait pas se] contenter seulement de critiquer le nucléaire civil comment le font tous les militants à Tokyo qui laissent faire le sale boulot aux autres, aux habitants de la campagne ». On découvre comment Takeshi Katsura, déjà cité, « secrétaire général du petit syndicat régional Jiyu Rôso » s’est inquiété du sort de ceux que l’on connaît désormais sous le nom de « gitans du nucléaire » (titre du chapitre 6 de l’ouvrage, expression popularisée en 1979 par un journaliste indépendant, Kunio Horie), ce « sous-prolétariat corvéable à souhait en fonction de l’offre et de la demande ». Les tribulations de l’un d’eux, Yoshitatsu Uechi, venu d’Okinawa après avoir vu « une offre d’emploi dans un magazine gratuit », révèlent l’à-peu-près terrible qui a présidé à bien des travaux urgents dans la centrale. En particulier quand il a fallu « aller vite pour fabriquer des réservoirs pour l’eau qui s’accumule en quantités astronomiques […] Ordre lui est donné de poser une simple feuille d’étanchéité entre les morceaux de ces réservoirs de 1000 tonnes au lieu d’un vrai joint habituel ». Le travailleur savait, à l’avance, que « ça allait fuir, c’était inévitable ».

Pour ce qui est de l’irradiation subie par tous ceux qui ont dû travailler à la centrale, le journaliste ne peut évidemment pas prendre pour argent comptant les chiffres donnés par TEPCO, l’opérateur de la centrale. N’y a-t-il vraiment que 174 personnes (à avoir) reçu plus de 100 millisieverts ? (4) Et 1935 plus de 50 millisieverts ? La personne la plus exposée totalisant 678,8… « Il est fort probable que ces chiffres ne reflètent pas toute la réalité tant la désorganisation sur le site était grande, et la communication très mauvaise dans les premières semaines de la catastrophe », rappelle-t-il, prudent. Prudent, il faut l’être quand on constate l’empilement de sous-traitants qui se multiplient sur les lieux : « Tepco est en haut d’une pyramide dont elle ne voit ni les fondations ni les centaines de bras qui la portent. Selon les estimations, on sait qu’environ 800 sociétés travaillent sur le site de Fukushima et emploient environ 7000 ouvriers chaque jour ».

Sans illusion, le journaliste constate, in fine, que ce qu’on appelle le « village nucléaire japonais (Genshimura) cherche à dédramatiser Fukushima ». Explication : les Jeux Olympiques 2020 sont en vue, pour lesquels le premier ministre Shinzo Abe a déployé des trésors de séduction à l’international. De même, rappelle-t-il, « on ramène le démantèlement et la reconstruction à un problème technique où la dimension humaine est souvent évacuée ». C’est cette dimension humaine poignante que l’auteur est parvenu à remettre au cœur de son ouvrage. Un témoignage indispensable, cinq ans après les débuts d’une catastrophe qui va durer des décennies.

1) Chiffre officiel de novembre 2015, qui cumule tous ceux qui ont pu travailler sur les lieux, avec un grand turn over, depuis les débuts de la catastrophe, en 2011

2) La désolation. Les humains jetables de Fukushima, par Arnaud Vaulerin, Grasset, 2016, 20€

3) Dose cumulée qui, officiellement, ne doit plus être dépassée par aucun travailleur sur la centrale.

4) Dose cumulée à partir de laquelle, officiellement, le risque de cancer s’accroît très significativement (les chiffres cités ci-dessus sont tous extraits de la p.136 du livre « La Désolation »). Estimation venant des observations après Hiroshima et Nagasaki – que certains spécialistes, tel l’ingénieur Yves Lenoir, remettent en cause comme non pertinentes [lire aussi SetA n°830, avril 2016, pp.54-56 « Les coups fourrés de l’âge atomique » 30 ans après Tchernobyl]. Voir aussi les derniers chiffres cités par le rapport de l’Association des physiciens pour la prévention de la guerre nucléaire, cités dans une chronique du Pr Khayat.

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