Le Japon reprend du poil

Le Japon reprend du poil de l’atome

Par Arnaud Vaulerin, Correspondant à Kyoto — 29 janvier 2016 à 16:05
Le 24 décembre des militants antinucléaires manifestent devant le palais de Justice de Fukui contre le feu vert donné par les juges à la reprise du réacteur nucléaire de Takahama. Kyodo / Reuters
Le 24 décembre des militants antinucléaires manifestent devant le palais de Justice de Fukui contre le feu vert donné par les juges à la reprise du réacteur nucléaire de Takahama. Kyodo / Reuters Photo Kyodo. REUTERS

Cinq ans après la catastrophe de Fukushima, le redémarrage d’un troisième réacteur, vendredi dans l’ouest du pays, suscite des craintes sur les conditions de sécurité.

Le Japon fait monter en puissance son parc nucléaire. Presque cinq ans après la catastrophe de Fukushima, le 11 mars 2011, le réacteur 3 de la centrale de Takahama a redémarré ce vendredi dans l’ouest de l’archipel. Kansai Electric Power (Kepco), qui gère le site, à 60 km au nord de Kyoto, prévoit également de relancer l’unité 4 d’ici un mois. Il s’agira alors de la quatrième remise en service d’une tranche en six mois. Le gouvernement japonais est résolu à tourner la page du «zéro nucléaire» qu’il a expérimentée entre septembre 2013 et août 2015. Malgré l’opposition des populations, il entend remettre de l’atome dans le cocktail énergétique nippon.

Quel est l’état du parc nucléaire japonais ?

Il est largement en sommeil et en chantier. Après le 11 mars 2011, les 54 réacteurs de l’archipel ont été stoppés. Instables, dangereux ou vétustes, onze ont été déclarés inaptes à l’exploitation, notamment les six de Fukushima-daiichi. Sur les 43 restants, seuls deux ont été relancés à la centrale de Sendai, dans la préfecture de Kagoshima (sud), en août et en novembre derniers. C’est maintenant au tour de Takahama 3 et 4 qui, avec Sendai 2, ont obtenu de l’Autorité de régulation du nucléaire (ARN) l’autorisation de fonctionner jusqu’en 2025.

L’ARN étudie actuellement les dossiers de trois autres tranches de l’opérateur Kepco, dont une qui pourrait obtenir l’autorisation de produire de l’électricité pendant encore vingt ans après… ses quarante premières années d’exploitation. Et l’Autorité procède par ailleurs à des contrôles à la centrale d’Ikata, propriété de la compagnie Shikoku Electric Power (Sud). Depuis juillet 2013, le gendarme du nucléaire nippon a édicté des normes strictes de sécurité pour l’exploitation des centrales. Elle a enjoint les dix compagnies électriques du pays d’entreprendre des travaux pour obtenir son feu vert.

Comment se passe la relance des centrales ?

La première étape est technique. Le «rôle de l’autorité» est de «certifier la sûreté des installations nucléaires» en suivant un strict cahier des charges, expliquait il y a une semaine le président de l’ARN, Shunichi Tanaka. «La décision de relance des réacteurs appartient au monde politique.» Une fois que le gouvernement s’est prononcé, les autorités locales doivent en théorie obtenir le consentement des populations locales. Mais dans les faits, aucune réelle consultation n’a eu lieu pour les précédents redémarrages. Il arrive que des citoyens s’opposent au projet et intentent des actions en justice. C’est ce qui s’est passé l’an dernier pour la centrale de Kepco à Takahama. Neuf opposants qui avaient déposé plainte au tribunal de Fukui ont obtenu gain de cause en première instance. En avril, le juge Hideaki Higuchi a considéré que les normes de sécurité envisagées «manquaient de rationalité» et sous-estimaient le risque sismique. Mais en appel, le même tribunal a infirmé sa première décision, le magistrat ayant été muté vers une autre cour.

Pourquoi le Japon s’active pour redémarrer son parc ?

Un chiffre explique en grande partie les raisons d’un redémarrage accéléré des centrales. Rien qu’en 2013, Tokyo a déboursé 69 milliards d’euros pour importer des combustibles fossiles (fuel, gaz, pétrole), selon le ministère de l’Economie, du commerce et de l’industrie (Meti). Depuis 2011, l’archipel s’est rabattu sur ces combustibles, faisant grimper de 20% les factures d’électricité et plombant sa balance commerciale. Selon le Meti, les énergies fossiles cumulées (pétrole, charbon, gaz naturel liquide) ont atteint 92,5% de sa consommation sur la période 2012-2013. Soit presque autant qu’à l’époque du choc pétrolier de 1973 !

Le gouvernement entend parvenir à une répartition plus équilibrée. A l’horizon 2030, il estime que 22% de son électricité sera produite par les centrales nucléaires du pays. Ce qui signifierait la mise en service de 30 à 33 réacteurs, selon un analyste cité par Bloomberg. Les énergies nouvelles comme l’hydroélectrique, l’éolien et le solaire fourniraient jusqu’à 24% de l’électricité contre environ 27% pour le gaz liquide et 26% pour le charbon et le pétrole. On est loin de la précédente feuille de route énergétique de 2010, quand le Japon projetait de construire 14 réacteurs supplémentaires pour atteindre 53% d’électricité nucléaire en 2030. Mais le cap nucléaire reste de mise pour le Parti libéral démocrate de Shinzo Abe, qui a été de tout temps un ardent défenseur de l’industrie nucléaire, professant une foi quasi aveugle dans les bienfaits de l’atome et défendant le mythe de la sécurité. Fukushima a certes entamé le credo, mais culture de l’optimisme et technicisme restent bien ancrés dans la classe politique et les bastions pro-nucléaires.

L’autorité de régulation a-t-elle les moyens de ses ambitions ?

Par la voix de son président, Shunichi Tanaka, l’ARN affiche une fermeté et une indépendance à toute épreuve. Depuis sa création en 2012, elle entend faire «croître une culture de la sécurité». Surtout, elle cherche à se démarquer de la pitoyable Nisa (Nuclear and Industrial Safety Agency), l’ancien régulateur qui s’était discrédité après Fukushima pour ses négligences et ses collusions en série avec le genshimura, le village nucléaire, puissant lobby politico-économique. Celui-ci n’a pas désarmé. Il entend bien assister à une «renaissance de l’industrie nucléaire nippone» selon les mots, cette année, d’Akio Takahashi, président du Forum industriel atomique japonais.

En 2013, Shunichi Tanaka admettait que, «jusqu’à présent, le respect des règles a été insuffisant. Nous ne voulons pas que les normes soient respectées à la limite, nous espérons au contraire que les exploitants vont aller plus loin avec la volonté de garantir la meilleure sûreté.» L’ARN doit résister aux pressions du monde industriel et politique qui milite pour des redémarrages nombreux et rapides des réacteurs. Mais elle est héritière du passé. Une partie de son personnel vient de la «défunte Nisa, de ministères et d’agences gouvernementales qui n’ont pas su éviter, ni parfois gérer la catastrophe de Fukushima», expliquait dans ces colonnes, en 2013, Paul J. Scalise, économiste spécialiste de l’énergie.

Après douze jours de visite au Japon, des enquêteurs de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) sont arrivés à des conclusions sinon identiques, du moins complémentaires en décembre. Tout en saluant la «rapidité des progrès réalisés par le Japon pour se doter d’une autorité indépendante et transparente» après l’accident de Fukushima, les 19 experts de l’AIEA ont pointé le manque de ressources humaines de l’ARN. «Elle doit renforcer ses compétences techniques et son attractivité afin de recruter du personnel qualifié, car de gros défis l’attendent dans les années à venir», a déclaré le Français Philippe Jamet, qui dirigeait l’équipe.

L’AIEA a également plaidé pour que «la législation soit amendée afin de permettre à l’ARN d’effectuer des inspections plus efficaces des installations nucléaires». Le cadre régissant ces contrôles «est trop complexe et rigide», et ne donne «pas assez de liberté aux inspecteurs pour réagir immédiatement» en cas de nécessité, selon Jamet.

Le Japon a-t-il tiré les leçons de la catastrophe ?

L’ARN doit gagner la confiance des Japonais, qui n’oublient pas la gestion calamiteuse de Tepco à Fukushima-daiichi. Avant le 11 mars 2011, la filière nucléaire avait déjà été épinglée à de nombreuses reprises pour ses falsifications, ses ratages, son laxisme en matière de sécurité, qui ont jeté le discrédit sur un secteur d’activité opaque. L’opinion publique ne se satisfait pas vraiment des déclarations du gouvernement de Shinzo Abe. Celui-ci martèle que les nouvelles normes de sécurité sur les sites nucléaires sont les «plus strictes au monde». Mais la «sécurité absolue» n’existe pas en la matière, rappelait le tribunal de Fukui en autorisant le redémarrage de Takahama 3 et 4.

L’une des leçons de la catastrophe de Fukushima a été d’envisager des plans d’évacuation d’urgence dans un rayon de 30 km et non plus seulement 10 en cas d’accident. Mais l’ARN n’exerce aucun contrôle sur ces plans établis par les municipalités, qui peinent parfois à obtenir le soutien et les informations des compagnies électriques.

Dans un long éditorial publié hier, l’Asahi Shimbun s’intéressait au cas de la centrale de Takahama. Construite dans la baie de Wakasa, elle se situe dans l’une des zones avec la plus forte concentration de réacteurs nucléaires au monde. Au terme de son enquête, le journal est arrivé à la conclusion que 12 municipalités représentant 180 000 habitants étaient installées dans un rayon de 30 kilomètres autour des réacteurs. Si ces personnes devaient être évacuées, 56 communes dans les préfectures environnantes devraient les accepter. Mais seulement sept d’entre elles ont mis au point des plans d’urgence. «La plupart des gouvernements municipaux interrogés ont exprimé leurs inquiétudes, notamment leur capacité à sécuriser les installations nécessaires, la main-d’œuvre et les équipements pour accepter les évacués et la possibilité que des véhicules contaminés pénètrent sur leur territoire», poursuit le quotidien.

Inquiétude sur la faisabilité des mesures d’urgence, manque de préparation et d’entraînement : les populations locales ne sont pas toujours en phase avec les élus locaux qui ont donné leur feu vert. «Les sondages ont montré que la majorité des personnes interrogées étaient opposées au redémarrage de Sendai en août. Beaucoup d’entre eux exprimaient leurs craintes en matière de sécurité et la préparation insuffisante pour évacuer les résidents locaux en cas d’accidents graves», notait le Japan Times en décembre. L’autre élément, qui alimente aussi les inquiétudes, est la nature même de Takahama 3. Cette unité de la centrale est un réacteur alimenté par du MOX. Fabriqué en France, ce mélange constitué de plutonium et d’uranium est très radiotoxique et exige un maniement prudent et un stockage sûr. Retour à la case sécurité.

Arnaud Vaulerin Correspondant à Kyoto

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