« Mes quatre heures à la centrale de Fukushima »

NUCLEAIRE. « Mes quatre heures à la centrale de Fukushima »

Dominique Leglu

Dominique Leglu, directrice de la rédaction de Sciences et Avenir, est à la centrale nucléaire ravagée par le séisme et le tsunami du 11 mars 2011. Elle livre ses premières impressions.

La centrale de Fukushima, le 12 juin 2015, un peu plus de 4 ans après la catastrophe. © Pallava BAGLALa centrale de Fukushima, le 12 juin 2015, un peu plus de 4 ans après la catastrophe. © Pallava BAGLA

Est-ce un rêve éveillé ? Ou plutôt un cauchemar ? Sur fond de brouillard qui monte de l’océan et masque le haut des grues comme l’horizon, j’ai sous les yeux, ce vendredi 12 juin 2015, le réacteur 3 de la centrale de Fukushima. Béton en lambeaux, ferraille distordue, murs éclatés… Vêtue d’une combinaison intégrale et d’un masque, je suis installée sur un promontoire avec vue sur les quatre réacteurs dévastés lors des explosions de mars 2011, et aperçois, aux côtés de 14 confrères et consœurs de 10 pays (1), le nouveau paysage temporaire de la centrale de Fukushima. Et je me rends compte avec stupéfaction que l’opérateur Tepco est près de s’attaquer pour de bon au toit du réacteur 3, qui n’a été protégé qu’en partie depuis des échafaudages (visibles sur la photo en avant-plan du réacteur) après la catastrophe, suite à ce que les Japonais baptisent désormais « Le Grand Tremblement de terre de l’Est du Japon » (magnitude 9) et au tsunami géant (2) qui s’ensuivit. Ce réacteur avait en effet explosé le 14 mars 2011. Et personne n’a encore vu aucune image aussi évidente de ce chantier à venir qui s’étend sous mes yeux. Peut-être serons-nous les premiers à la faire connaître, à l’heure où un changement dans le calendrier des travaux vient juste d’être dévoilé.

Aucune connaissance du lieu où se trouvent les cœurs fondus…

Face à moi, à nous, la désolation. Un flashback en vraie grandeur de ce qui fut montré par toutes les télévisions il y a quatre ans, et qu’on peut se repasser sur Internet (si l’on tient à se faire peur). Là, à une centaine de mètres, pour de vrai et ravagé, voici donc ce réacteur qui a explosé le 14 mars 2011, deuxième de la série des explosions hydrogènes visibles, après le réacteur n°1. Souvenez-vous ! Ce furent des images d’un jet grisâtre vertical, doté d’une violence étonnante, qui furent alors capturées par les caméras automatiques de surveillance de la centrale. Objet de ce nouveau chantier ? Retirer l’amoncellement de poutres brisées, de gravats enchevêtrés (visibles sur la photo en arrière plan) et toutes sortes de débris que l’explosion a dispersés. Installer un toit flambant neuf (sans jeu de mots) et retirer les barres de combustible (3) toujours stockées dans la piscine de refroidissement, située près de la cuve du réacteur. « Nous avons revu hier le processus de démantèlement », annonce Akira Ono, qui dirige la centrale. Une façon atténuée de dire qu’il va falloir beaucoup plus de temps que prévu pour tenter de maîtriser un chantier gigantesque… Alors que l’opérateur TEPCO pensait commencer à récupérer les barres de combustible de ce réacteur n°3 dès cette année 2015, cette opération ne pourra commencer au mieux qu’en mars 2017, selon un nouveau calendrier. Retirer le combustible de la piscine est indispensable mais c’est une tâche à haut risque. Il faut sans arrêt le maintenir sous l’eau pour éviter que les barres ne se réchauffent à l’air libre et n’y rejettent de la radioactivité. Sans oublier que l’opération doit être menée au dessus du cœur fondu qu’il faut lui aussi maintenir à une température raisonnable. Une alerte avait déjà eu lieu le 19 août 2013 (mais l’annonce n’en avait été faite qu’un an plus tard, en juillet 2014), lors des premiers travaux sur ce réacteur n°3. Selon TEPCO, il y avait eu alors pendant quatre heures un rejet de 280 milliards de césium 134/137 par heure contre 10 millions de becquerels par heure habituellement (le becquerel est l’unité de mesure de l’activité ‘une source radioactive).

« Nous allons dégager les débris de ce réacteur n°3 un par un, avec des engins télécommandés » assure-t-il. Pas question en effet de s’approcher de trop près de ce réacteur dont l’ensemble du cœur a fondu. Mais sans que personne, pour l’instant, ne puisse en dire beaucoup plus malgré les efforts réalisés pour tenter de mieux évaluer l’état du site grâce à des robots, ou à des mesures par des particules : « Nous n’avons aucune connaissance du lieu où se trouvent exactement [les cœurs fondus] et dans quel état ils sont », avoue plus généralement M. Ono, évoquant aussi bien les réacteurs 1, 2 que 3 ! (rappelons que le réacteur n°4 était à l’arrêt lors de la catastrophe et n’a donc pas explosé).

MÉLANCOLIQUE. Cette première opération de nettoyage « de l’unité n°3 va prendre environ deux ans. » Mais la priorité est « dans un avenir immédiat, de remettre un toit » sur le réacteur, explique Akio Komori, ancien directeur de la centrale et l’un de ses meilleurs connaisseurs après en avoir assuré la supervision pendant presque dix ans. Ce toit « dont l’assemblage réalisé ailleurs – un an de travail- doit être amené par bateau », précise-t-il avec un sérieux confinant à la tristesse. Il me confiera ultérieurement, comme à un confrère indien, qu’il est « vraiment désolé pour ce qui est arrivé » dans cette centrale. Comprendre : une catastrophe nucléaire majeure, classée au niveau 7 de l’échelle de classement des accidents nucléaires, comme l’a été l’accident de Tchernobyl, c’est-à-dire le maximum. Maintenant, nous exhorte-t-il, « si vous le pouvez [vous, journalistes], soutenez ces gens qui doivent accomplir le démantèlement ! » Avec des yeux toujours aussi mélancoliques…

Chaque réacteur semble s’être doté d’une personnalité propre

Pour tous ceux qui auront à travailler à ce nouveau et difficile chantier dans cette unité 3 où il n’y a « aucun air conditionné, où les équipements sont particulièrement rouillés », selon Akira Ono, il faut pouvoir « grimper sur ce toit, en cas d’urgence », précise en effet Akio Komori. On se doute que ce chantier, qui suit celui à haut risque de la piscine n°4 dont tout le combustible a fini d’être extrait en décembre 2014, va devenir le nouveau défi des travailleurs. A l’heure qu’il est, pour nous journalistes de passage dans ces lieux chaotiques que les humains s’efforcent d’ordonner (« 7500 personnes sont actuellement en service dans la centrale », dit Hideaki Noro, homme aussi rond que son nom, qui assure la communication de Tepco et a conçu notre parcours dans la centrale), pas question de rester sur le promontoire trop longtemps à contempler le paysage. Ce n’est que la septième étape d’un parcours qui en compte quinze. Un chemin de croix moderne ?

AFFOLEMENT. Les responsables s’affolent du temps que nous prenons, nous journalistes, à contempler les lieux. Je suis personnellement sous le choc. Il y a quelque chose de fascinant à se retrouver sur ce promontoire théâtral, entourée de confrères et consœurs s’exprimant, derrière leur masque, comme des canards façon Walt Disney. Et si je suis fascinée, c’est que chaque réacteur, tel un personnage cabotin, semble s’être doté d’une personnalité propre. Le n°1, qui fut le 1er à exploser le 11 mars, est tout de beige recouvert. Très classe. Même si on me glisse l’information « que les travailleurs ne doivent pas rester dans les parages plus de 10 minutes, car dans certaines zones trop radioactives de ce réacteur n°1, la radioactivité étant toujours de 100 millisieverts par heure ». Le réacteur n°2, dont les blessures ne sont pas apparentes, l’explosion (3e des lieux) s’étant produite dans le bas du réacteur sans que les murs en aient été altérés, arbore toujours sa peinture bleue et blanche célébrant d’abstraites arabesques. Sans oublier le majestueux chiffre 2, rendu arrogant de propreté face au délabrement du n°3, qui se dévoile à nouveau aujourd’hui.

Au fond, difficilement visible, se trouve le réacteur n°4, quasi-design depuis qu’il a été flanqué d’énormes poutres et de ponts roulants destinés à vider la piscine n°4 – qu’on aurait pu élire comme l’un des endroits les plus dangereux de la planète. « 400 tonnes de métal » s’enorgueillit-on ici. Sur le promontoire, on compte un débit de dose de « 290 microsieverts par heure », annonce le porteur de détecteur. Autrement dit, en environ trois heures pourrait être accumulée une dose équivalente à celle admise en France pour une année (1 millisievert). Les accompagnateurs s’agitent. Malgré nos équipements rembourrés (deux paires de chaussettes, trois paires de gants, un masque qui filtre les poussières et particules, une combinaison sans oublier le dosimètre…), il nous est recommandé avec quelque fébrilité de repartir vers le bus qui nous a conduit là. On redoute en particulier la pluie qui rabat vers le sol d’éventuelles particules en suspension dans l’air. Or, la saison des pluies, le tsuyu, vient en effet de commencer en ce mois de juin dans cette région du Japon où le ciel est très gris. Dans toute la centrale, quinze points de vue d’ensemble (et de revue de détails) ont été prévus. Nous n’en sommes qu’au n°7, clou du spectacle de désolation. Il reste encore beaucoup à découvrir. Nous y reviendrons.

Pour procéder au démantèlement de la centrale de Fukushima qui va durer plusieurs dizaines d’années (trente, quarante ans, voire plus) et engager les opérations parmi les plus dangereuses qui consisteront à s’attaquer au corium des cœurs fondus – c’est-à-dire un mélange de matériaux radioactifs avec des métaux divers – encore faut-il savoir où se trouve ce corium ! Pour ce faire, TEPCO a commencé d’installer des appareillages permettant de le visualiser autour du réacteur n°1. De la même manière que l’on fait appel à des rayons X qui traversent notre corps pour voir notre squelette lors d’un examen médical, sont utilisés ici des rayonnements de muons. Il s’agit de particules que créent les rayons cosmiques dans la haute atmosphère terrestre et qui viennent en permanence frapper la surface de la terre avec un débit d’environ 10.000 muons par mètre carré. Ils traversent la matière qu’ils rencontrent et il est alors possible d’obtenir des renseignements sur cette dernière en disposant des détecteurs tout autour. En effet, selon la densité des matériaux, en particulier s’il s’agit de matériaux lourds tels que l’uranium et le plutonium du corium, la trajectoire des muons tombant du ciel aura pu être modifiée. Ce qui donne en retour une indication sur la localisation et la forme adoptée par ces matériaux. Deux détecteurs à muons ont été ainsi installés au nord et au nord-ouest du réacteur n°1, ce qui a donné de premières indications sur la localisation du combustible fondu. De façon euphémistique, TEPCO a indiqué que ce dernier ne semblait plus dans sa position d’origine… En clair, le cœur a fondu et il a ensuite traversé le fond de la cuve métallique du réacteur (première enceinte de confinement qui n’a pas pu tenir le choc dès les tout débuts de la catastrophe) pour ensuite de répandre sur le béton de la deuxième enceinte de confinement du réacteur. Jusqu’à preuve du contraire, il n’aurait cependant pas percé cette deuxième enceinte et ne se serait pas enfoncé dans le sol au-dessous de la centrale. Reste à savoir cependant si des morceaux de ce corium ne demeurent pas en partie au fond de la cuve et s’ils ne se sont pas solidifiés en coulant, entre la cuve du réacteur et la base de béton, formant ainsi des sortes de stalactites. Cette géométrie du corium fondu sera essentielle à connaître avant toute opération consistant à vouloir le « démanteler » car l’ensemble, contenant toutes sortes de produits de fission (plutonium, césium, strontium, actinides etc.) demeurera pendant des siècles hautement radioactif et toxique. .

1) Allemagne, Australie, Espagne, Chine, Finlande, Inde, Japon, Nepal, Russie, Suisse. Tous mes remerciements pour cette visite exceptionnelle à l’association des journalistes japonais de science et technologie (JASTJ), et tout particulièrement son président, Shigeyuki Koide.

2) Le bilan est de plus de 15.000 morts et 2500 disparus.

3) Ici, du combustible MOX, mélange d’uranium et plutonium (MOX pour mixed oxides), fourni par Areva.

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