« Comment créer après Fukushima ? »

Livre Paris. « Comment créer après Fukushima ? » Réponse sur la scène BD du salon

Par Laurence Houot @LaurenceHouot Journaliste, responsable de la rubrique Livres de Culturebox
Mis à jour le 18/03/2016 à 16H34, publié le 17/03/2016 à 23H45
"Au coeur de Fukushima", Kazuto Tatsuta, exposition au salon du livre, stand Kana « Au coeur de Fukushima », Kazuto Tatsuta, exposition au salon du livre, stand Kana © Laurence Houot / Culturebox

Une plongée « Au cœur de Fukushima » avec le journal d’un travailleur embauché pour décontaminer, des mangas qui font le récit de la catastrophe ou d’autres qui l’intègrent en filigrane… Peut-on parler d’une catastrophe juste après qu’elle a eu lieu ? Comment en parler ? Ce sont quelques-unes des questions que des auteurs, scénaristes et éditeurs ont débattues aujourd’hui au salon du livre.

En plus de changer de nom, cette année le salon du livre innove pour « rendre plus accessible la diversité de l’édition ». Le salon propose des flâneries (visites en compagnie d’écrivains, de journalistes, d’éditeurs), mais aussi des rencontres thématiques « en prise avec l’actualité ». Un « fil d’actu », placé cette année sous le signe des Résistance(s), balise la programmation du salon. Une bonne idée, qui met du sens dans l’habituelle pléthorique offre du salon. Premier jour de ce salon tout beau tout neuf, sur la scène BD, une rencontre propose de s’interroger sur « Comment créer après Fukushima ? », cinq ans après la catastrophe. Autour de la table, des éditeurs, des scénaristes, des auteurs.

« Juste après la catastrophe, certains auteurs ont lâché le crayon pour aller aider »

« Juste après la catastrophe, certains auteurs ont déposé le crayon, comme Tanigushi par exemple », explique Christel Hoolans, éditrice de Kana. « Il est resté figé, paralysé après cette catastrophe sans nom », poursuit-elle. « D’autres ont carrément définitivement lâché le travail, tellement ils étaient choqués, et ils sont partis, comme beaucoup de Japonais car ils sont patriotes, sur le terrain pour aider », explique cette éditrice de mangas. « Mais cette catastrophe a aussi généré beaucoup de livres dans les trois années qui ont suivi. C’est une telle catastrophe qu’elle ne pouvait pas laisser indifférent, et surtout pas les artistes ».

"Comment créer après Fukushima" Scène BD Livre Paris, 17 mars 2016 « Comment créer après Fukushima » Scène BD Livre Paris, 17 mars 2016© Laurence Houot / Culturebox

A côté d’elle Jean-David Morvan, scénariste. « Le 11 mars, j’étais à Tokyo quand c’est arrivé. Donc c’était difficile de continuer à travailler quand la terre tremblait. Mais surtout cela a été un moment compliqué parce que nous on avait des informations qui nous venaient de l’ambassade de France, qui nous informait des dangers, alors que les médias japonais ne disaient rien. C’était assez complexe comme situation. C’est pour ça que j’ai tout de suite lancé le projet Magnitude 9 L’idée était de demander aux dessinateurs que je connaissais de dessiner », explique le scénariste français, qui a vécu jusqu’en 2012 au Japon. « Par contre, j’ai deux scénarios sur le sujet, et jusqu’ici je n’ai pas réussi à les sortir… Un jour peut-être », confie le scénariste.

De son côté, Eijo Otsuka se souvient qu’au moment du tsunami il était à Tokyo avec son éditeur, et que d’abord il a fallu trouver un taxi pour rentrer à la maison. Il a l’ai un peu agacé. « Il y avait beaucoup d’informations qui circulaient, mais à ce moment-là beaucoup de Japonais ont su déceler le vrai du faux, et prendre les bonnes décisions pour leur sécurité ». Daishu Ma, auteur chinoise de l’album « Feuille » (Presque Lune Editions)se souvient avoir été très paniquée à l’annonce de la catastrophe, « même si j’étais à Shangaï quand cela s’est produit, donc à plus de 1000 kilomètres de la catastrophe. Et c’est juste après que je me suis mise à dessiner « Feuille ».

"Feuille", Daishu Ma (Presque Lune Editions)

« Feuille », Daishu Ma (Presque Lune Editions)© Daishu Ma

D’une manière générale, les mangas ont intégré la catastrophe dans leurs scénarios. « On le voit avec des mangas, où la terre devient un personnage qui se rebelle contre les hommes, ou bien le retour du succès des Moomins, ce dessin animé qui met en valeur la nature », explique Christel Hoolans. « On peut voir une vision différente, un ‘vivre autrement’ émerger dans la production manga », précise Dominique Véret, éditeur de « Colère nucléaire », de Takashi Imashiro (Akata). « Inventer un nouveau monde, à la manière de Jules Verne. Changer le monde, c’est le rêver, et c’est le rôle des artistes », poursuit l’éditeur, qui affirme haut et fort ses convictions et ses engagements.

« En voulant raconter la catastrophe trop tôt, on prend les mots à la bouche des victimes »

Le scénariste japonais Eijo Otsuka de son côté émet quelques réserves « Je suis un peu gêné », dit-il. « Pourquoi parle-t-on de l’après Fukushima, et pas de l’après Tchernobyl, de l’après Hiroshima, de l’après Nagasaki ? Le problème du nucléaire, c’est aussi le problème de la bombe H, et j’ai l’impression qu’on occulte cet aspect là, qui est caché par Fukushima. Ma prochaine œuvre commencera par la bombe atomique. Je pense qu’il faut agir en tant que citoyen, avant d’agir en tant qu’auteur. Moi par exemple, j’ai milité contre l’intervention des forces d’auto défense japonaises à l’étranger. Et cela je l’ai fait en tant que citoyen, pas en tant qu’auteur », poursuit le scénariste japonais. « Pour raconter une tragédie, il faut laisser passer du temps. En voulant raconter la catastrophe trop tôt, on risque de prendre les mots à la bouche des victimes de la catastrophe. Il faut laisser aux victimes, et aux auteurs le temps d’intégrer les évènements. Ce n’est pas une bonne chose, je crois, d’être trop pressé de créer une œuvre après une catastrophe », insiste-t-il.

« Mais la fiction peut raconter plus que les documentaires ou les reportages, parce que en plus, il y a l’émotion », estime Jean-David Morvan. « C’est une réalité réécrite, mais qui peut apporter beaucoup, si cela est fait avec talent », poursuit-il. L’auteur peut même parfois se substituer au journaliste. C’est ce qu’a fait Kazuto Tatsuta, un auteur de Manga. Il est allé là où aucun journaliste n’avait été autorisé à aller, sur la zone de décontamination. « Il s’est fait embaucher pour aller aider », explique Christel Hoolans, l’éditrice de « Au cœur de Fukushima ». Et il a pris des notes. Son manga est un journal. C’est très factuel, ça peut paraître naïf, mai s ce qu’il voulait montrer, c’était la réalité. Et dans son manga, il ne prend parti ni pour ni contre le nucléaire », explique l’éditrice, « pourtant je l’ai rencontré et je peux vous dire qu’il a un point de vue sur la question, mais ce n’était pas l’objectif de son livre. Il y est allé. Il a pris des notes, et en rentrant il a voulu partager ses archives. Et du coup on apprend des tas de choses, et je pense que c’est pour ça qu’il a eu un tel succès au Japon (350000 exemplaires vendus), où les média ont très peu ou très mal communiqué pendant et après la catastrophe ». Le dessinateur a gardé l’anonymat. « Il aimerait pouvoir y retourner pour écrire un 4e tome, et il est certain que s’il dévoile son identité il ne pourra plus y mettre les pieds », poursuit l’éditrice.

Au coeur de FukushimaAu coeur de Fukushima © Katsuo Tatsuta / Kana

« Je crois que ce qui est intéressant », poursuit Daishu Ma, « c’est de se pencher sur les histoires individuelles, humaines. Il  y a deux sortes de catastrophes. Celles comme Fukushima, qui se déroulent à un moment précis, et dont on peut dire qu’il y a un avant et un après, mais il ya aussi d’autres catastrophes, plus tacites, plus subtiles, comme une encre qui pénètre dans la peau progressivement. Et de ces catastrophes il faut s’occuper aussi, les observer, et observer les impacts qu’elles ont sur les êtres humains. C’est ce que j’essaie de raconter dans « Feuille ». L’idée m’est venue en visitant des usines dans la banlieue de Shangaï. J’y ai rencontré des jeunes gens. Ils viennent de petits villages dans les campagnes, et ils viennent là pour gagner de l’argent. Ils ont des rêves, mais leur jeunesse est absorbée par les machines. Par exemple votre Smartphone et le mien ont peut-être été fabriqués par la même personne, et pourtant on ne va pas penser à raconter l’histoire de cette personne-là. Et moi, c’est ce qui m’intéresse », poursuit-elle. « C’est comme ça qu’on peut jouer un rôle », conclut-elle.

Au coeur de Fukushima, de Kazuto Tatsuta (Kana éditions – 9,90 euros)
A voir aussi pendant le salon, une exposition des planches de Kazuto Tatsuta, sur le stand de Kana.
Feuille, de Daishu Ma (Presque Lune Editions – 22 euros).
Colère nucléaire, de Takashi Imashiro (Akata – 7,95 euros).
Magnitude 9 Jean-David Morvan (Cfsl Ink  51 euros)
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