L’Isle le 18 janvier:
Fukushima : le CNRS tait la vérité et domestique les masses
Le CNRS a rendu accessible le 7 janvier un dossier scientifique multimédia sur lénergie nucléaire, destiné au « grand public ». Chercheur au CNRS en poste au Japon, où je travaille sur les modalités de la protection humaine dans le contexte du désastre de Fukushima, je tiens à me dissocier des propos tenus dans cette « animation », destinée à domestiquer les masses et taire la véritable situation à Fukushima.
Dans ce dossier « scientifique » aux desseins animés, les affirmations dénuées dargumentation et prenant des allures dévidences indiscutables sont légion. Ainsi, il y est certifié que :« Le nucléaire est un investissement politique sur le très long terme, qui impose des décisions sur plusieurs décennies, difficiles à remettre en cause même après un accident nucléaire majeur comme celui de Fukushima. »
On apprend également que
« Le rapport de lOrganisation mondiale de la santé (OMS) et de lAgence internationale de lénergie atomique (AIEA) sur la catastrophe de Tchernobyl, paru en 2005 sous légide des Nations unies, a évalué le nombre de décès de victimes immédiates de laccident à moins de 50, et à 2 200 celui de lexcès de décès entraîné par lexposition à la radioactivité des 200 000 liquidateurs les plus exposés. »
Des estimations remises en question
Rappelons que ces estimations ont été contestées par lUnion of Concerned Scientists (qui annonce 25 000 morts), ou par lAcadémie des sciences de New York (qui en annonce entre 211 000 et 245 000, 15 ans après la catastrophe).
En Ukraine, un rapport gouvernemental de 2011 rend compte de 2 254 471 personnes affectées par le désastre de Tchernobyl, dont 498 409 enfants. Entre 1992 et 2009, chez les enfants ukrainiens, les maladies endocriniennes ont été multipliées par 11,6, les pathologies de lappareil locomoteur par 5,3, les maladies du système gastro-intestinal par 5, les maladies cardiovasculaires par 3,7 et les troubles du système urogénital par 3,6.
La proportion denfants présentant des maladies chroniques est passée de 21% à 78%, et sur les 13 136 enfants nés des « liquidateurs » de Tchernobyl de 1986-1987, 10% présentaient des malformations congénitales à la naissance.
Parodie de « neutralité scientifique »
Les Nations unies constituant par ailleurs manifestement lunique source accréditée par les contrôleurs scientifiques du CNRS, pourquoi ces derniers ne se réfèrent-ils pas au rapport radionégationniste de 2011 de lUnited Nations Scientific Committee on the Effects of Atomic Radiation (UNSCEAR) ?
Ce dernier fait état de 62 morts 15 morts du cancer de la thyroïde et 47 morts parmi les secours durgence en tout et pour tout en lien avec lirradiation due à la catastrophe de Tchernobyl.
Faire état de quelques nuisances radio-induites supplémentaires ne peut, il est vrai, que servir la déplorable parodie de « neutralité scientifique » à laquelle ils sadonnent, en concubinage avec leurs « partenaires » (CEA [Commissariat à lénergie atomique], ANDRA [Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs], IRSN [Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire], EDF, AREVA).
« Domestiquer les masses »
A Fukushima, selon le même dossier, « une zone rouge de 20 km a été délimitée, dans laquelle le gouvernement travaille à la dépollution : nul ne sait quand les quelque 110 000 habitants seront autorisés à rentrer », sans que soit fait mention des vastes zones inhabitables situées à 40 km de la centrale et bien au-delà, et sans que soit rappelé que le critère de définition de la zone de migration obligatoire a été fixé à une dose de 20 millisieverts par an, soit quatre fois plus quà Tchernobyl et vingt fois la norme internationale dinacceptabilité.
La fameuse « non-imposition des valeurs », à laquelle faisait référence Max Weber dans sa conférence de 1917, « La science, profession et vocation » (si chère à certains chercheurs du CNRS qui, récemment réunis en colloque, ly revendiquaient encore), ne sest, de fait, pas imposée dans lélaboration de ce dossier sur le nucléaire, destiné plutôt, comme dirait Weber lui-même, à « domestiquer les masses ».
Ce que le dossier du CNRS se devait détablir concernant le désastre de Fukushima, et que ses exécutants académiques ont choisi de ne pas dire, je souhaite le dire aujourdhui après bientôt deux ans de travail sur place.
Fukushima : les silences du CNRS
Le désastre de Fukushima, cest une diffusion de césium 137 dans latmosphère 500 fois plus importante quà Hiroshima, daprès le physicien artisan du nucléaire japonais Anzai Ikuro. Cest aussi, selon le Norwegian Institute of Air Research, la plus grande émission de gaz rare xénon 133 connue en dehors des essais nucléaires : plus de deux fois les émissions de ce gaz à Tchernobyl. Cest aujourdhui, selon TEPCO, une activité de 10 millions de becquerels en provenance de la source Fukushima Daiichi relâchés à chaque heure.
Cest un tiers du département de Fukushima contaminé à un taux supérieur à 37 000 becquerels par mètre carré (pour le seul césium 137), et au moins treize départements contaminés, le tout représentant 8 à 10% du territoire japonais.
Cest 1 532 barres de combustible de 3 tonnes et de 4 mètres de long chacune, stockées dans la piscine du réacteur n°4, au cinquième étage dun bâtiment qui menace, à la première secousse, de seffondrer, suscitant ce commentaire laconique du Pr. Hiroaki Koide, spécialiste des réacteurs à luniversité de Kyoto : « Ce serait la fin ».
Le 4 janvier 2013, le Pr. Koide reconnaît dans un entretien quil nous a accordé qu« il existe une marge de manuvre, car selon TEPCO, si la piscine du 4èmeréacteur seffondrait, ou même si toute leau de refroidissement séchappait, tant que la disposition des barres nest pas modifiée, la température peut monter jusquà 170°C ».
100 000 habitants de Fukushima qui ne peuvent pas partir
Le désastre de Fukushima, cest 24 000 employés ayant travaillé sur les lieux depuis mars 2011, dont seulement 3,7% peuvent bénéficier dun examen de détection de cancer proposé par les autorités et TEPCO. Cest, sur les deux millions dhabitants du département, seulement 100 000 réfugiés du nucléaire ayant migré à lintérieur du département et 63 000 autres layant quitté.
Cest seulement 10% des enfants du département déplacés en dehors de celui-ci. Cest un tiers des 300 000 habitants de la ville de Fukushima affirmant vouloir partir sans pouvoir le faire. Ce sont les aides au retour mises en place par le gouvernement, pour inciter les réfugiés à revenir dans des zones pourtant identifiées comme contaminées, et cest depuis décembre 2012 la suppression de la gratuité des logements publics pour les nouveaux réfugiés hors du département.
Le désastre de Fukushima, cest la mise en place de la plus grande enquête sanitaire sur les effets des radiations jamais conçue, qui permettra de collecter, dici 2014 et sur trente ans, les données relatives aux habitants du département, dont 360 000 enfants, les objectifs de léquipe en charge étant de « calmer linquiétude de la population » et d« établir un record scientifique ».
Sur les 80 000 enfants examinés pour la thyroïde, 39% présentent des nodules de moins de 20 mm et des kystes de moins de 5 mm dépaisseur. Un premier cas de cancer de la thyroïde a été officiellement déclaré chez un enfant de moins de 18 ans le mardi 11 septembre 2012.
« Les gens regardent ailleurs »
Le désastre de Fukushima, cest cet habitant de la ville de Fukushima qui nous déclare lors dun entretien, en novembre 2012, que le ghetto de Varsovie et les zones contaminées de Fukushima, cest une seule et même chose :
« Les gens de lextérieur savent que sy trouve lantichambre des camps de la mort, regardent ailleurs et continuent de certifier que le nucléaire, cest incontournable. »
Voilà la « protection » mise en uvre à Fukushima, qui ne suscite que silence dans le dossier nucléaire du CNRS. « Lignorance cest la force », disait Orwell. Dans cette situation deffondrement de la conscience humaine, de grande inversion où le désastre est nié dans ses conséquences négatives, pour être transmué en opportunité daffaires dans un milieu morbide auquel chacun est sommé de se soumettre, la prise de position en faveur de la vie est devenue un programme révolutionnaire.
Raccourcir la période de nocivité des managers de lorganisation des apparences, mettre en cause lensemble des intérêts qui gouvernent la dégradation du tout, tromper les trompeurs, renverser les inverseurs, évacuer les évacuateurs : voilà ce que, à mes yeux, doit « chercher » à faire un chercheur au CNRS.
Non pas se contenter dun engagement, piètre variante de la mise au service du nucléaire attestée ici par la mobilisation des scientifiques de caserne, mais, face aux actes déraisonnés des producteurs dignorance et à la déshumanisation quils promeuvent, faire preuve dun véritable enragement.