4 ans après Fukushima…

4 ans après Fukushima – L’ombre des Yakuzas

4 ans après Fukushima – L’ombre des Yakuzas
POP CULTURE / ENQUÊTE – MARDI, 10 FÉVRIER 2015
4 ANS APRÈS FUKUSHIMA – L’OMBRE DES YAKUZAS
PAR ALISSA DESCOTES-TOYOSAKI © JÉRÉMIE SOUTEYRAT

La décontamination et la reconstruction de la centrale ont révélé un secret bien caché : au Japon, les chantiers du nucléaire étaient aux mains de la pègre. Officiellement, c’est terminé. Mais les yakuzas ont-ils vraiment lâché l’affaire ? Entre code d’honneur samouraï et ambiance mafieuse, GQ plonge dans un univers où règne encore la loi du silence.

Dans les vapeurs du bain japonais, des hommes au corps tatoué de déesses et de carpes sacrées se prélassent après une dure journée de travail. Nombre d’entre eux sont issus de milieux défavorisés, des marginaux ou carrément des mafieux. Mais dans cette auberge de Hirono, une ville sinistrée située à trente kilomètres de la centrale accidentée de Fukushima et habitée par une centaine d’ouvriers depuis presque quatre ans, cela n’est pas un problème. « Ces gars travaillent sur les chantiers de décontamination ou dans la centrale de Fukushima-Daiichi. Ils m’appellent ‘maman' », dit en riant une employée qui s’active en cuisine avant le dîner. Cheveux en brosse bleus et jaunes, cette petite femme énergique d’une cinquantaine d’années, ancienne tenancière de bar dans un village de la zone interdite, n’est pas du tout intimidée par cette faune tatouée à la manière des yakuzas, les membres des clans mafieux japonais. « Quand il y a des soucis, j’appelle tout de suite leur société et je leur demande de dégager tous leurs employés », lance la patronne, Keiko Kanemura, qui passe en coup de vent.

Au Japon, depuis la naissance du nucléaire, une multitude de sociétés de sous-traitance contrôlées par la pègre et commissionnées par les zenekon (des géants de la construction) œuvrait autour et à l’intérieur des centrales. Jouant un rôle d’intermédiaires entre la population et le lobby du nucléaire, les yakuzas ont servi, entre autres, de vitrine pour l’embauche de la main-d’œuvre bon marché. Mais après la catastrophe nucléaire, les choses ont dû évoluer. Le lien jusqu’ici bien caché entre l’atome et la pègre a été révélé, forçant le gouvernement et Tepco – l’opérateur de la centrale Fukushima-Daiichi – à faire du « ménage » dans ces partenariats. Déjà poussés à la clandestinité par de nouvelles lois répressives, les yakuzas sont à présent obligés de se cacher pour exercer le même travail. Car comme la plupart des villes japonaises, Fukushima a sa propre branche mafieuse. La ville est le fief de la Maruto-kai, subordonnée à la Sumiyoshi-kai – deuxième plus grosse organisation du pays –, qui compte une trentaine de sous-groupes, ou kumi. Pour autant, trouver des interlocuteurs s’affichant comme des yakuzas reste un exercice compliqué: il est plus prudent pour eux de se définir comme d’anciens membres de la pègre nippone.

Les liquidateurs de Hirono
Dans la salle à manger de Keiko, le bruit des portes coulissantes qui s’ouvrent et se ferment sans relâche annonce l’heure de pointe, 18 h 30. Des hommes de tous âges en survêtement et pantoufles viennent se servir d’un plateau de riz, poisson et soupe miso avant de s’attabler avec une bière, le regard vissé sur l’énorme écran plasma qui diffuse flash infos et jeux télévisés. « Je rentre, je mange, je dors. Mon travail ? Enlever la terre décontaminée dans les villages autour de la centrale de Fukushima », détaille, en engloutissant son repas, Kazuki T., venu d’Osaka, à 350 kilomètres à l’ouest. Puis il se lève, salue la cuisine du traditionnel « Gochiso-sama ! » (littéralement « merci pour le festin ») et réintègre sa chambre. Attirés par les petites annonces des entreprises de sous-traitance du BTP, les ouvriers de la décontamination affluent à Hirono pour un salaire journalier d’environ 13.000 yens (88 €), logement et repas compris. Cette ancienne bourgade d’agriculteurs s’était développée depuis le début des années 1970 au rythme des investissements du nucléaire le long de la nationale 6 la reliant aux centrales de Fukushima-Daiichi (F1) et Daini (F2). C’est là que se situe le complexe sportif J-Village, un centre d’entraînement de l’équipe nationale de foot, qui a été transformé, au lendemain de l’accident du 11 mars 2011, en base arrière des liquidateurs, les ouvriers du nucléaire intervenant en cas d’extrême urgence. Le meltdown – ou fusion partielle – du cœur de trois des six réacteurs de F1 provoqué par le séisme et le tsunami du 11 mars 2011 a entraîné l’évacuation des 160.000 personnes habitant trente kilomètres autour de la centrale. L’ordre a été levé un an après, à Hirono, mais seulement 2.000 de ses 5.000 habitants ont réintégré leur logement. Sur les flancs des montagnes environnantes, des cités poussent comme des champignons. Hirono est devenue un haut lieu de la reconstruction.

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