Japon 2013 – Après le déluge/52

L’Isle le 7 mars:

 

EXCLUSIF. Correspondants au Japon, les journalistes Marie Linton et Guillaume Bression suivent, pour Sciences et Avenir, l’évolution de la situation à Fukushima depuis la catastrophe du 11 mars 2011. Ce jeudi 6 mars, ils ont passé plusieurs heures dans la centrale dévastée. Reportage et infographie.

Retrouvez le plan détaillé de la centrale en 3D dans le dernier numéro de Sciences et Avenir, actuellement en kiosques (numéro 793, mars 2013).

REPORTAGE. Cela fait deux ans qu’on ne pense qu’à elle, qu’on ne parle que d’elle. Après des mois de patience, nous avons enfin pu visiter la centrale de Fukushima Daiichi, celle où s’est produit l’un des plus graves accidents nucléaires de l’histoire.

Correspondants au Japon depuis janvier 2011, soit deux mois avant le séisme et le tsunami, le photographe et cameraman Guillaume Bression et moi-même avons été sélectionnés pour participer à la deuxième visite guidée organisée par la compagnie électrique de Tokyo (Tepco) pour les médias étrangers. Plus qu’inquiets, nous étions avant tout curieux de découvrir cette centrale.

Récit heure par heure d’une visite menée au pas de course et sous haute sécurité qui nous a donné un aperçu des conditions de travail éprouvantes des 3000 ouvriers du site.

La journaliste Marie Linton dans la centrale de Fukushima. Photo Guillaume Bression.

6 h 45 : Départ de l’hôtel à Iwaki, une ville située à 50 kilomètres au sud de la centrale de Fukushima et qui héberge de nombreux travailleurs du nucléaire. La journée s’annonce clémente pour la saison : 13 °C et un beau soleil sont annoncés.

 

7 h 30 : Rendez-vous sur le parking de « J-Village », un centre d’entraînement sportif converti en quartier général par Tepco depuis le début de la catastrophe nucléaire. En plus d’être vaste et d’avoir hébergé l’équipe de foot d’Argentine pendant la Coupe du monde 2002, « J-Village » avait le mérite de se trouver juste à l’entrée de la zone interdite des 20 kilomètres autour de la centrale de Fukushima. La barrière a depuis été déportée à 10 kilomètres de la centrale.

 

8 heures : Avec nos confrères journalistes, nous sommes transférés en bus jusqu’à la salle des examens anthroporadiamétriques(« Whole body counter » en anglais), un examen de radioactivité interne. En une minute pile, assis sur des sièges alignés les uns devant les autres, on mesure le taux de radionucléides contenu à l’intérieur du corps. Nous referons ce test à la sortie pour vérifier si nous avons ingéré ou inhalé des radionucléides pendant notre visite. Et la réponse est positive : mon « score » est passé de 2472 cpm (coup par minute) avant la visite à 2548 cpm après…

 

9 h 20 : Toujours à « J-Village », les agents de Tepco nous remettent un dosimètre personnel, des protections pour les chaussures, un masque en coton et deux paires de gants (l’une en coton, l’autre en vinyle)… Ce premier équipement servira simplement à nous conduire en bus jusqu’à la centrale nucléaire de Fukushima. Sur la route, nous traversons les villes et les campagnes désertes d’où 110 000 personnes ont été évacuées. Ici et là, les rizières sont couvertes de grands sacs noirs remplis de terres : les opérations de décontamination ont commencé.

 

10 heures : Arrivée à la porte d’entrée de la centrale de Fukushima. « No photography, no film », ordonne un des agents de Tepco à bord du bus. Interdiction de divulguer des images des barrières et des caméras de vidéosurveillance dans une installation nucléaire pour éviter les intrusions ou les attaques terroristes.

L’intérieur du site ne ressemble pas au champ de ruines qu’on attendait mais davantage à un vaste chantier. Les hommes sont en train de construire un complexe qui permettra à l’avenir aux 3 000 ouvriers de passer les tests de sûreté directement sur le site et non à « J-Village ».

 

« Vous allez le porter pendant deux heures, vous risquez d’avoir mal à la tête » – un représentant de Tepco, à propos du masque nécessaire à la visite.

 

10 h 10 : Arrivée au bâtiment antisismique, là où se sont réfugiés les cadres de Tepco le 11 mars 2011 après que la secousse de magnitude 9 a mis la centrale sens dessus dessous (le point A sur notre carte). À notre descente du bus, deux hommes accroupis retirent nos « surchaussures » en plastique pour qu’on ne contamine pas cet environnement « sain ». Du plastique qui rejoindra les tonnes de déchets contaminés à stocker ou à traiter.

Dans une salle de conférence, on entre dans le vif du sujet. Nous enfilons deux paires de chaussettes fournies par Tepco, une combinaison radiologique, quatre paires de gants (une en coton et trois en vinyle), un bonnet en coton bleu et surtout un masque intégral.

« Le masque doit être comme encastré dans votre visage de façon que vous respiriez par les filtres. Vous allez le porter pendant deux heures, vous risquez d’avoir mal à la tête », nous explique un attaché de presse. Il avait raison. À part notre nom collé à l’avant et à l’arrière de notre combinaison, nous sommes désormais méconnaissables. Des anonymes suréquipés qui vont parcourir un dédale de couloirs plastifiés, de sas et de files d’attente avant de pouvoir sortir du bâtiment. Si vous n’aimez pas les aéroports, vous détesterez Fukushima Daiichi. Même les ouvriers, pourtant plus à l’aise face à ce pesant rituel (enlever et remettre des gants, des chaussettes, des surchaussures…), soupirent parfois bruyamment.

 

À l’intérieur du bus qui conduit les journalistes vers les bâtiments réacteurs. Photo Guillaume Bression.

10 h 30 : Enfin, nous montons dans un (autre) bus qui nous conduira vers les bâtiments réacteur. Nous descendons la butte entre le bâtiment antisismique et le bord de mer. Ce n’est qu’à cet instant que nous réalisons l’ampleur de la catastrophe. Sur la route qui passe entre l’océan Pacifique et l’arrière des quatre bâtiments réacteur endommagés, les tuyaux sont déformés, des escaliers tordus et un véhicule encore encastré dans le sol. En plus de noyer les générateurs de secours, le tsunami a frappé de plein fouet des bâtiments réacteur à peine surélevés par rapport au niveau de la mer.

 

10 h 45 : Première escale dans notre « bus tour » au pied du bâtiment réacteur 4, là où les ouvriers de la centrale tâchent de préparer l’extraction des 1535 barres de combustibles (essentiellement usagées) de la piscine de stockage (le point B sur notre carte). Cette piscine chargée de matériaux hautement radioactifs et postée à 30 mètres du sol en haut d’un bâtiment soufflé par une explosion d’hydrogène est prise très au sérieux par Tepco et par les observateurs internationaux. Les préparatifs de l’opération d’extraction sont considérables. Encombré de débris, l’étage supérieur du bâtiment a d’abord été démonté. Et une superstructure en acier plus haute que le bâtiment et accolée à lui est en cours de construction. Objectif : sortir les assemblages par le haut et les faire coulisser horizontalement puis les descendre grâce à cette superstructure.

« J’ai visité la centrale nucléaire de Fukushima » – seconde partie – Sciences et Avenir 

3000 ouvrier s'affairent encore à Fukushima dans de pénibles conditions de travail. Guillaume Bression.

3000 ouvrier s’affairent encore à Fukushima dans de pénibles conditions de travail. Guillaume Bression.

11 heures : Sous le soleil, le masque intégral commence à s’embuer, la tête me tourne. Les voix de mes collègues et de l’interprète me parviennent comme un son lointain. Je regarde les ouvriers travailler comme un spectacle irréel. J’aimerais sortir de là mais la visite a commencé depuis une heure à peine.

 

11 h 15 : On rentre dans le bâtiment de la piscine commune, situé juste en face du bâtiment réacteur 4. Les ouvriers se préparent à transférer la moitié des assemblages de combustibles de la piscine commune vers des fûts à sec… pour accueillir les barres de combustibles du bâtiment réacteur 4… Les chaises musicales doivent bientôt commencer.

 

11 h 40 : On monte en bus vers un point de vue surplombant les quatre bâtiments réacteur. Faute de temps, on se contentera de les observer depuis nos sièges. Alors que l’unité 1 a été enveloppée d’une structure légère, que l’unité 2 est à peu près intacte (en apparence malgré une explosion dans la partie basse du réacteur) et que l’unité 4 a été « nettoyée », un enchevêtrement informe de métaux noirs et de béton sort toujours de l’unité 3, de loin celui dont l’état est le plus effroyable.

 

12 heures : Passage le long des réservoirs et des tankers d’eau contaminée. Là non plus, pas de descente du bus comme initialement prévu (le point D sur notre carte). Les quantités astronomiques d’eau contaminées sur le site sont pourtant l’un des casse-têtes de Tepco qui a prévu de tripler sa capacité de stockage d’ici 2016.

 

« On va devoir rouler assez vite » – un agent de Tepco à bord du bus qui traverse la zone la plus contaminée.

 

12 h 10 : « On va devoir rouler assez vite », prévient un agent de Tepco à bord du bus. Nous nous apprêtons en effet à longer les bâtiments réacteurs 1 à 3, là où les niveaux de radioactivité sont les plus élevés du fait de la fusion totale ou partielle du cœur des réacteurs. Le dosimètre d’un personnel de Tepco indique 1070 microSv/h entre l’unité 1 et 2. À ce niveau de dose, un ouvrier atteindra la dose annuelle autorisée pour un travailleur du nucléaire en France (20 mSv) en moins de 19 heures. Pour limiter l’exposition des hommes, les débris enchevêtrés en haut du bâtiment réacteur 3 sont extraits par une pelleteuse télécommandée depuis le bâtiment antisismique.

 

12 h 25 : Deuxième et dernière descente du bus devant la nouvelle usine de décontamination des eaux. Une usine signée Toshiba conçue pour traiter plusieurs radionucléides et pas seulement le césium comme c’est le cas dans les systèmes existants (le point C de notre carte). À terme, Tepco espère pouvoir purifier suffisamment l’eau pour la rejeter dans l’océan.

 

12 h 45 : Retour au bâtiment antisismique où on repasse par une série de check-up. D’abord, on retire les gants et surtout l’oppressant masque intégral. Ensuite, des agents balaient chaque visiteur ainsi que les caméras, appareils photo et carnets de note avec un compteur Geiger. Avant de rentrer dans la salle de contrôle – là où se sont prises les décisions en accord avec Tokyo aux heures cruciales de la crise-, on repasse par des machines corps entiers pour s’assurer que nous ne sommes (vraiment) pas contaminés. À l’intérieur de la salle de contrôle, l’air filtré en fait peut-être l’endroit le plus « pur » de Fukushima.

 

« D’abord, je voudrais exprimer mes sincères excuses au monde pour les soucis que nous avons causés » – Takeshi Takahashi, le responsable de la centrale de Fukushima-Daiichi.

 

13 h 15 : Le responsable de la centrale de Fukushima-Daiichi, Takeshi Takahashi donne une courte conférence de presse. « D’abord, je voudrais exprimer mes sincères excuses au monde pour les soucis que nous avons causés », commence-t-il d’une voix basse. L’essentiel de sa présentation consistera à montrer – maquette à l’appui – comment il compte extraire les assemblages de combustibles usagers de la piscine du bâtiment réacteur 4. L’opération est compliquée mais « le plus difficile sera d’extraire de combustible endommagé (N.D.L.R. : fondu) des réacteurs 1 à 3 », prévient-il.

Takeshi Takahashi, le responsable de la centrale. Photo Guillaume Bression.

13 h 50 : Retour dans le bus qui doit être « check頻 lui aussi. 10 minutes pendant lesquels plusieurs hommes montés sur de petits échafaudages balaient le bus avec des compteurs Geiger. RAS (sinon, il aurait fallu décontaminer le bus). Nous pouvons rentrer à J-Village.

 

15 h 10 : À « J-Village », interview avec trois employés d’entreprises sous-traitantes de Tepco, en fait, trois cadres visiblement triés sur le volet.

 

15 h 40 : Dernier check-up après un transfert en bus vers la salle des Whole body counter. Le matériel photo et vidéo ainsi que nos chaussures sont déclarés « non contaminés ». Sinon, ils les auraient gardés, ce qui aurait coûté cher la visite. On nous avait même demandé de prendre une paire de rechange au cas où.

 

Marie Linton, correspondance particulière au Japon, Sciences et Avenir, 6/03/13

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