L’Isle le 3 janvier:
Surtout ne pas banaliser la catastrophe de Fukushima

Bientôt 22 mois se sont écoulés depuis mars 2011, date à laquelle la catastrophe de Fukushima a commencé. 2011-2013 Les évènements précis ont tendance à seffacer de nos souvenirs. On se souvient pourtant, il y a eu des explosions dans une centrale nucléaire du Japon. Un territoire a été évacué. Le nom de Fukushima est à jamais marqué dans les mémoires sans que certains ne sachent vraiment à quoi il correspond exactement. Est-ce un territoire ? une ville ? seulement le nom dune centrale ? un évènement ? Il y a quelque chose deffroyable dans ce souvenir diffus et précis à la fois, dans ce nom de Fukushima. Notre corps frissonne encore de ces moments dangoisse de mars 2011. On se souvient surtout de la terreur quavaient provoquée ces explosions, de la fuite des occidentaux hors du Japon, de linquiétude mal cachée des dirigeants et des scientifiques. On est encore mal à laise avec ces souvenirs embarrassants, car il persiste en nous un doute, un énorme doute, sur ce quil sest passé réellement et sur ce qui se passe encore aujourdhui. Pour dissiper ces interrogations, il est nécessaire de revenir sur ces évènements régulièrement, de prendre du recul, de faire le point. Surtout ne jamais banaliser. Cest nécessaire, car ce qui est arrivé en mars 2011 est la catastrophe nucléaire la plus importante jamais arrivée sur cette terre, mais cest aussi peut-être salutaire car comprendre ce qui se passe, affronter la réalité, même inconcevable pour beaucoup il y a seulement 2 ans, permet de dépasser ses propres angoisses et aller de lavant pour que cela ne recommence pas ailleurs.
Fukushima signifie littéralement « île du bonheur ». La centrale qui a été touchée par le séisme, puis par le tsunami est appelée Fukushima parce quelle est située dans la préfecture de Fukushima, qui est un territoire équivalent à une petite région française. Elle est aussi appelée Daiichi (= n°1), car il y a une autre centrale, Fukushima Daini (= n°2), à 12 km au sud de la première. Mais Fukushima est aussi le nom dune ville située à environ 60 km de la centrale de Fukushima Daiichi. Aujourdhui, Fukushima est surtout connu pour la catastrophe nucléaire en cours, et les dictionnaires encyclopédiques devront plancher sur une définition beaucoup plus large, englobant à la fois les évènements factuels du mois de mars 2011 et leurs conséquences sanitaires, démographiques, politiques et économiques sur le long terme.
Que sest-il passé le 11 mars 2011 ?
(ou petit résumé pour ceux qui nauraient pas suivi ?)
Tout a commencé le 11 mars 2011 à 14h46 avec le séisme le plus fort jamais enregistré au Japon, au large de Sendai. Ce tremblement de terre de magnitude 9 a été ressenti à la centrale de Fukushima Daiichi moins dune minute après, provoquant larrêt automatique des trois réacteurs en activité à ce moment-là, les réacteurs n° 1, 2 et 3. Le séisme a également fait des dégâts immédiats, créant des fissures dans le béton, déformant les murs et les portes, bousculant les kilomètres de tuyauteries, ce qui a conduit par exemple à une fuite deau au 4ème étage du réacteur n°1. Cet évènement a été considéré comme un accident de perte de réfrigérant primaire, bien avant que la vague natteigne la centrale. Le séisme a aussi été responsable de la perte de lalimentation électrique provenant de lextérieur, ce qui a entraîné la mise en route des générateurs diesels de secours. En outre, la détection de xénon 133 immédiatement après le séisme prouve que la centrale japonaise rejetait déjà des éléments radioactifs avant larrivée du tsunami. A 15h37, une vague de 14 à 15 mètres de hauteur a submergé le site nucléaire, mettant hors dusage les générateurs situés au niveau de la mer. Trois quarts dheure après le séisme, les réacteurs 1, 2, 3 et 4 de la centrale de Fukushima Daiichi étaient donc totalement dépourvus délectricité, ce qui a provoqué des catastrophes nucléaires en série.

1) La fusion des curs 1, 2 et 3
La fusion dun cur (appelée aussi meltdown) est provoquée par labsence de refroidissement du combustible. En effet, une centrale nucléaire ne sarrête pas comme une ampoule avec un interrupteur. Il est toujours nécessaire de refroidir le cur qui conserve une température résiduelle importante due aux produits de fission. Sil nest pas refroidi, le cur dun réacteur fond en quelques heures seulement. La fonte du combustible et de ce qui lentoure produit une matière que lon nomme « corium ». Ce nom nest pas très utilisé dans la communication de lindustrie nucléaire car il est le corolaire du mot « accident nucléaire ». On en connaissait deux exemples jusque là : celui de Three Mile Island en 1979 et celui de Tchernobyl en 1986. Cette matière a donc été inventée par lhomme il y a plus de 30 ans mais navait jamais fait lobjet dune publication de vulgarisation, cest pourquoi jai tenté dexpliquer cette matière en publiant un articleavec les connaissances dont je disposais en août 2011, suivi dune mise au point en novembre 2011 pour donner des précisions et corriger quelques manquements de la première version.
Jamais lhomme navait produit autant de corium dun coup. Three Mile Island, cétait une vingtaine de tonnes, Tchernobyl entre 50 et 100 tonnes (difficile encore aujourdhui daller vérifier). Fukushima, cest 64 tonnes pour lunité 1 et deux fois 94 tonnes pour les unités 2 et 3, soit un total denviron 250 tonnes de combustible fondu, sans compter les dizaines de tonnes supplémentaires de matériaux divers mêlés à ce magma.
Comme le Japon, la France de 2012 ne possède aucune centrale équipée dun récupérateur de corium. Selon lIRSN, « dans les réacteurs actuels, si un accident grave menant à la fusion du cur survenait, les matériaux fondus pourraient percer la cuve et sécouler sur le radier en béton. La percée de ce dernier pourrait en résulter, ce qui conduirait à un relâchement de produits de fissions dans latmosphère ».
Tepco savait quun meltdown avait eu lieu dès le 12 mars 2011. Pourtant lopérateur a choisi de ninformer le public que deux mois plus tard. Le doute sest alors installé durablement dans le public envers lhonnêteté de cette entreprise et lensemble de sa communication.

2) Les explosions des unités 1, 2, 3 et 4.
Jamais un site nucléaire navait subi autant dexplosions, touchant 4 bâtiments réacteurs différents. Voici le rappel de ces 7 explosions qui ont eu lieu en lespace de 4 jours :
– Samedi 12 mars, réacteur 1 à 15 h 36 : explosion de la partie supérieure du bâtiment. Le toit sest effondré, produisant une propagation horizontale des nuages de poussière grise.
– Lundi 14 mars, réacteur 3 à 11 h 01 : explosion en deux temps, une première visible sur le côté sud de manière horizontale avec un flash de lumière, et quasi simultanément une seconde qui souffle le toit de manière verticale produisant une colonne de poussière noire de plusieurs centaines de mètres de hauteur.
– Mardi 15 mars, réacteur 2 à 6 h 10 : contrairement aux deux précédentes explosions sur les réacteurs 1 et 3, celle du réacteur 2 n’a pas été visible de l’extérieur et n’a pas détruit le bâtiment externe. Lexplosion a endommagé la piscine de condensation de lenceinte de confinement.
– Mardi 15 mars, réacteur 4 à 8 h 00 : dans le hall d’opération du réacteur 4, une ou deux grosses explosions causent deux brèches denviron 8 mètres de large sur lenceinte extérieure du bâtiment abritant le réacteur. Puis, à 9 h 38, se produit une autre explosion suivie dun incendie, au niveau de la piscine de stockage du combustible, qui séteint vers midi. Le 16 mars, à 5 h 45, un nouvel incendie est déclaré. Il sarrête vers 9 h 40.
La version officielle de lorigine des explosions est lhydrogène qui se combine avec loxygène. Or, si la plupart des explosions peuvent sexpliquer ainsi, celles qui ont eu lieu le 14 mars dans le réacteur n°3 font encore aujourdhui lobjet de discussions.
Par ailleurs, alors de que des dizaines de caméras étaient braquées sur le site nucléaire en crise, la vidéo de lexplosion du bâtiment réacteur n°4 du 15 mars 2011 na bizarrement jamais été divulguée. Le doute sur la volonté sincère de lopérateur à vouloir communiquer en toute transparence se transforme en méfiance. Quest-ce que Tepco refuse de montrer ?

3) La perte de confinement des réacteurs 1, 2 et 3
Habituellement, lindustrie nucléaire explique au public que lénergie atomique nest pas dangereuse car il existe trois barrières pour confiner les radionucléides et éviter quils se dispersent dans lenvironnement. La première est la gaine de zircaloy, alliage composé principalement de zirconium, qui sert à enfermer les pastilles de combustible sous forme dun long tube de 4 m de long. La seconde est la cuve en acier du réacteur dune épaisseur de plus de 20 cm, et dont louverture est recouverte dun couvercle boulonné. Les tuyaux du circuit primaire font aussi partie de cette deuxième barrière. La troisième est lenceinte de confinement qui est constituée de murs en béton dune épaisseur dépassant le mètre et doublée dune paroi en acier.
A Fukushima, ces trois barrières ont failli pour les 3 premiers réacteurs. Lors dunmeltdown, la gaine de zircaloy fond et laisse séchapper les pastilles doxyde duranium ou de plutonium. La première barrière est donc détruite rapidement en cas de surchauffe, dautant plus quil a été démontré que les gaines de zircaloy commencent à éclater entre 700 et 900 °C.
La seconde barrière, la cuve du réacteur, si elle est épaisse nen est pas moins fragile : percée de dizaines douverture ménagées pour diverses fonctions ‒ circuit primaire allant vers les turbines, circuits de refroidissement, trous pour les barres de contrôle (97 dans le réacteur n°1) ‒ elle noffre que peut de garantie quand il y a meltdown. Pire, quand il y a melt-through, cest-à-dire quand le corium perce le fond de la cuve ‒ ce qui est arrivé au moins au réacteur n°1 ‒ cest lensemble du combustible qui pulvérise cette barrière.
La troisième barrière, faite de béton armé semble la plus solide. Pourtant en cas daccident, elle nen est pas moins vulnérable à cause de la puissance des explosions et de la pression exercée. Pour le réacteur n°3, on a constaté par exemple que de la vapeur radioactive séchappait du bord de louverture de lenceinte. Cette fuite a été prouvée par une vidéo et par des photos infrarouges, puis dernièrement reconnue par Tepco. Pour le réacteur n°2, même si on na pas pu constater de visu les dégâts dans la piscine torique, on a mesuré quil a provoqué un panache parmi les plus radioactifs des premiers temps de la catastrophe.
Ainsi, en cas daccident majeur, les trois barrières de confinement ne sont pas suffisantes pour empêcher une pollution majeure : à Fukushima, sur trois réacteurs en difficulté, il y a eu 100 % de défaillance.

4) La menace permanente de la piscine de désactivation n°4
Comme si la fusion de 3 curs, les 7 explosions et la perte de confinement de 3 réacteurs navaient pas suffi, laccident de Fukushima a également dévoilé au grand jour le problème des piscines de désactivation qui nont pas denceinte de confinement. Ce nest pas par hasard quau lendemain de lexplosion du bâtiment réacteur n°4, les Etatsuniens ont demandé à leurs ressortissants de séloigner de la centrale au-delà de 80 km. En prenant cette sage décision, ils avouaient implicitement quils connaissaient les dangers de la perte de contrôle du refroidissement de la piscine 4. Le gouvernement japonais avait ensuite même envisagé dévacuer dans un rayon plus large, avec léventualité de lévacuation de Tokyo. Car si on navait pas réussi à ajouter de leau dans la piscine 4, lavenir du monde aurait été sombre, car lincendie de cette piscine aurait provoqué une pollution bien pire que celle de Tchernobyl.
Mais on ne peut pas parler de cette éventualité seulement au passé.
Car aujourdhui, cette piscine, mais aussi celles des 3 autres unités réformées, sont toujours à lair libre et menacent toujours le monde. Elles sont situées entre 20 et 30 mètres de hauteur dans des bâtiments qui ont tous subi des explosions, et conservent ensemble plus de 3000 assemblages représentant plus de 500 tonnes de combustible. La piscine du réacteur n°4 est la plus surveillée car les murs du bâtiment qui labrite ont été fortement endommagés par lexplosion du 15 mars (souvenez-vous, celle dont la vidéo est censurée). Malgré le renforcement de la piscine par du béton et de lacier, elle nen reste pas moins une menace permanente, comme une épée de Damoclès sur lavenir de lhumanité. Nen déplaise au journaliste scientifique qui sest plu à dénoncer il y a quelque temps la « désinformation » qui régnait à propos de cette piscine dans des journaux concurrents ou des sites indépendants ne reprenant pas fidèlement linformation officielle, la menace ‒ quil ne nie pas ‒ est bien réelle et ce nest pas en recopiant les discours rassurants de Tepco quil réussira à la supprimer. Un séisme de magnitude 9 est toujours possible au Japon et peu de monde pense que le bâtiment réacteur 4, déjà fortement ébranlé, résisterait. Lurgence du transfert du combustible vers une piscine au sol est donc toujours de mise, et cest pour cela quil est important de continuer dalerter les décideurs pour augmenter la rapidité dintervention et les chances de réussite de cette opération. Tepco a récemment communiqué sur le sujet en prétendant accélérer le processus de transfert, et en annonçant une fin des travaux pour la piscine 4 fin 2014. Mais tout le monde nest pas aussi optimiste ; le professeur Koide par exemple pense quil faudra bien plus de temps. Il faut espérer quil ny aura pas dautre tremblement de terre puissant durant toutes ces années de travaux et de transfert, sinon il y a une autre solution que dattendre, on peut se battre pour que les travaux aillent plus vite.
La conséquence immédiate de ces multiples désastres est la diffusion massive de radionucléides dans lenvironnement. En décembre 2012, Tepco annonçait que pour les seuls Césiums 134 et 137, lex-centrale rejetait 10 millions de Becquerels par heure dans latmosphère, soit 240 millions de Bq par jour. Quen est-il des plutonium, strontium, américium, neptunium et autres poisons ? Tepco nen parle pas. Quen est-il de la pollution de leau qui sinfiltre dans les sols ? Pas de nouvelle non plus. La seule info de la pollution de la nappe phréatique a été donnée le 31 mars 2011 : à cette date, un porte-parole de Tepco avait annoncé que la nappe phréatique située à environ 15 m au-dessous de la centrale avait une teneur en iode 131 dix mille fois supérieure aux normes autorisées. Depuis, silence radio sur lévolution de cette pollution, ce qui est absolument anormal. Donc nous continuerons notre veille et nous en parlerons dès que nous aurons des informations sur ce sujet. En attendant, même si Tepco ne fournit pas les mesures, il est évident que ces rejets ont provoqué une pollution irrémédiable des terres, des nappes phréatiques et de la mer.
Avec le nouveau gouvernement élu en décembre, le Japon a choisi de vivre dans le déni du danger nucléaire. On continue à brûler des déchets radioactifs dans tout le pays, on autorise les habitants des zones rouges à passer le nouvel an dans leurs maisons contaminées, on promet de remettre en route les centrales nucléaires arrêtées, les enfants des écoles continuent de porter des dosimètres et de mordre la poussière radioactive invisible. Tout est en place pour une grande catastrophe sanitaire à venir. Malgré tout, en 2013, le blog de Fukushima continuera à soutenir le combat des Japonais qui veulent un monde sans nucléaire en veillant à ce que linformation circule, en restant vigilant pour toujours dénoncer les mensonges de lindustrie nucléaire, les dangers des faibles doses et les chimères de la décontamination des terres